18 avril 2025
L’abbé Pierre et le négationnisme : la chute d’une icône
Longtemps adulé comme une conscience morale de la France, l’abbé Pierre voit aujourd’hui son image s’effondrer. Moins d’un an après les révélations d’agressions sexuelles visant le prêtre décédé en 2007, un nouveau livre, Abbé Pierre, la fabrique d’un saint (Allary, 2024), signé par Laetitia Cherel et Marie-France Etchegoin, vient porter un coup supplémentaire à la légende. Manipulations, gestion opaque des fonds d’Emmaüs, propos antisémites, soutien au maréchal Pétain : les faces sombres d’un homme longtemps sacralisé remontent à la surface.
Parmi les épisodes les plus troublants figure son soutien public à Roger Garaudy, philosophe devenu négationniste, auteur en 1995 du livre Les mythes fondateurs de la politique israélienne. Dans cet ouvrage, Garaudy remet en cause la réalité du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, parle de « mythe de l’Holocauste » et accuse les Juifs d’avoir manipulé l’histoire à des fins politiques. Il y reprend l’ensemble des arguments traditionnels des négationnistes. En avril 1996, alors que Garaudy est poursuivi pour contestation de crimes contre l’humanité, l’abbé Pierre lui apporte un soutien public, affirmant qu’il agit « par amitié ». Il déclare également dans un entretien à Libération (29 avril 1996) : « sur la question des chambres à gaz, il est vraisemblable que la totalité de celles projetées par les nazis n’ont pas été construites », et appelle à « lever le tabou » qui empêcherait toute remise en question de l’histoire de la Shoah. Roger Garaudy sera finalement condamné, en 1998, à une amende pour contestation de crimes contre l’humanité sur le fondement de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Ce soutien suscite une immense controverse. L’abbé Pierre est exclu du comité d’honneur de la LICRA, et l’hebdomadaire L’Événement du Jeudi publie à la fin juin 1996 une couverture titrée : « Holocauste : la victoire des révisionnistes », avec une photo de l’abbé Pierre, affaibli, suggérant que les négationnistes ont remporté la bataille du récit historique. Cette une s’affichera dans tout Paris, placardée sur les kiosques et les murs, renforçant l’impact visuel et symbolique de cette crise. Une formulation ambiguë, qui reprend à son compte la confusion entretenue entre révisionnisme légitime et négationnisme — confusion que dénoncent les historiens depuis que Henry Rousso a introduit, dès 1987, le terme précis de « négationnisme ».
Je consacre quelques lignes à cet épisode dans mon livre Les idées fausses ne meurent jamais (Le Bord de l’eau, 2021), en revenant notamment sur le rôle de la presse et la manière dont cette médiatisation a pu semer le doute sur la réalité du génocide. Ce soutien de l’abbé Pierre à un négationniste condamné a aussi constitué une étape marquante dans l’infiltration de la rhétorique négationniste dans les milieux religieux.
L’antisémitisme de l’abbé Pierre n’était pourtant pas un secret pour tout le monde. Dès 1993, deux écrivains, Michel-Antoine Burnier et Cécile Romane, enregistraient les conversations de l’abbé Pierre avec Bernard Kouchner, ancien ministre et cofondateur de Médecins Sans Frontières, en vue d’un ouvrage d’entretiens (Dieu et les hommes). Les propos antijuifs tenus alors furent jugés si problématiques qu’ils furent censurés du livre. Burnier et Romane les rendront finalement publics dans un petit ouvrage intitulé Le Secret de l’abbé Pierre (1996), aux éditions du Félin. Comme le rappelle Annette Lévy-Willard dans un article publié dans Libération en juin 1996, ces propos, complétés par d’anciens entretiens, démontrent que le soutien à Garaudy n’était pas une dérive ponctuelle, mais s’inscrivait dans une vision du monde où l’antijudaïsme chrétien traditionnel flirtait avec des thèses conspirationnistes sur Israël et les Juifs.
Aujourd’hui, face aux accusations d’agressions sexuelles, certains continuent de relativiser, invoquant les actions humanitaires de l’abbé Pierre. Parmi eux, son ami Bernard Kouchner qui déclarait récemment : « Oublions tout ce qu’il a fait ? Mais non ! » . Ces « oui, les agressions sexuelles, c’est dégueulasse, mais » sont indignes. Il n’y a pas de « mais » lorsqu’il s’agit de violences sexuelles, pas plus qu’il n’y a de circonstances atténuantes quand on soutient un homme qui nie la réalité de la Shoah et accuse les survivants d’avoir menti sur leur propre déportation.
Il aura fallu que la parole se libère sur ces crimes pour que l’on ose enfin interroger l’ensemble de ses zones d’ombre. Pendant des décennies, l’abbé Pierre a été érigé en héros national, à l’abri de toute critique, protégé par une image d’homme providentiel. C’est aussi cela que révèle cette affaire : l’incapacité — ou le refus — de certaines institutions médiatiques et politiques d’enquêter sur ce qui dérange, de regarder en face les contradictions d’un mythe devenu intouchable. Et il aura fallu les révélations d’agressions sexuelles pour que l’on commence à reconsidérer, avec plus de sérieux, son antisémitisme de longue date et son soutien explicite à un négationniste condamné. Comme si ces prises de position, pourtant gravissimes, n’avaient pas suffi à alerter, comme si l’on pouvait fermer les yeux tant qu’il ne s’agissait « que » de mots. Ce silence en dit long sur l’indifférence — voire le mépris — qui entoure encore, trop souvent, les formes intellectuelles et religieuses de l’antisémitisme contemporain.