Huffington Post (France)
27 Janvier 2015
Le 27 janvier, jour de la libération du camp d’extermination nazi d’Auschwitz, se tiendra la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste. Adoptée le 1er novembre 2005, les Nations Unies statuaient que cet évènement reconduit chaque année, serait un hommage aux victimes massacrées dans des conditions les plus abominables. « Ces hommes, ces femmes et ces enfants innocents ne doivent jamais être oubliés, pas plus que le calvaire qu’ils ont vécu », avait déclaré Kofi Annan à l’ONU un an après cette Résolution.
A l’heure où les témoins de ce drame disparaissent, il est du devoir de chacun de porter le flambeau du souvenir, travail de transmission de la mémoire que je m’efforce pour ma part d’accomplir en tant que petite-fille de déporté. Cette initiative constitue une réponse à ceux qui allèguent que le ce crime n’a pas existé. Elle édifie en outre un rempart contre la haine et l’antisémitisme.
Mais la transmission de la mémoire n’a pas seulement comme objectif de rendre hommage aux victimes ; elle a également celui de prévenir le public en lui permettant de reconnaître les signes avant-coureurs d’un nouveau génocide. Car l’expérience du passé doit servir le présent.
Lors de cette journée internationale qui a lieu aujourd’hui, des cérémonies officielles se tiendront dans des grands centres de commémoration. Or ce serait là l’occasion propice de dénoncer notamment les massacres en Syrie en prononçant ne serait-ce qu’une phrase ou en observant une minute de silence. Les preuves tangibles d’un crime en masse dans ce pays, perpétré par le dictateur Bachar el-Assad, se sont en effet accumulées depuis des années. Trop de temps a passé sans que rien ne vienne contrer ces assassinats ; les victimes sont des hommes, des femmes et des enfants innocents qui ne rêvaient que de démocratie.
L’enjeu est de taille qui nous contraint à faire appel à ce que T. Todorov nomme la « mémoire exemplaire » dans son ouvrage Les Abus de la mémoire (Paris : Éd. Arléa, 1995, p. 31). Cette mémoire décrite par l’auteur comme libératrice « permet d’utiliser le passé en vue du présent, de se servir des leçons, des injustices subies pour combattre celles qui ont cours maintenant ». Cette mémoire active et ouverte s’oppose à la mémoire fermée sur elle-même, laquelle affirme T. Todorov est porteuse de risques et « rend l’événement ancien indispensable », soumettant ainsi le présent au passé.
Le débat portant sur « faut-il utiliser la mémoire d’un crime ? » n’est pas nouveau. Le 12 novembre 1949 dans Le Figaro littéraire, David Rousset, un ancien déporté du camp de Buchenwald, appelait les anciens déportés à former une commission d’enquête chargée de vérifier sur place la réalité de la pratique concentrationnaire en Union Soviétique. L’ancien déporté cherchait à l’époque à dénoncer les crimes staliniens. Cet appel est devenu l’archétype de cette mémoire libératrice.
Il est intéressant de noter que cette action ne fut pas sans provoquer des tensions et des débats. L’appel donna lieu à « un procès antistalinien à Paris » (Paris : Éd. Ramsay, 1990, 272 p), lorsque Pierre Daix, ancien déporté également, accusa D. Rousset dans Les Lettres françaises, le 17 novembre 1949, d’avoir utilisé des documents des camps nazis pour dépeindre les camps soviétiques. L’accusation de faux et usage de faux amena D. Rousset à intenter un procès en diffamation. Lors des auditions (de novembre 1950 à janvier 1951), les débats révélèrent surtout l’existence de camps concentrationnaires soviétiques et la force du communisme à nier cette réalité. En janvier 1951, ses détracteurs n’ayant pu apporter de preuves suffisantes, D. Rousset gagna son procès en diffamation et l’accusation de faussaire fut rejetée par la cour.
Nous le voyons, deux façons de gérer la mémoire s’opposent. L’une, revendique une mémoire « fermée », soucieuse de rendre justice aux victimes. Ce fut le cas dans l’affaire Rousset quand ses détracteurs refusèrent d’établir une quelconque comparaison entre camps nazis et camps soviétiques. L’autre, réfractaire au culte de la mémoire, et considérant la première démarche comme abusive, dans le sens où elle réprouve de s’écarter des bornes qu’elle s’est elle-même fixées, défend « une mémoire ouverte », vigilante, susceptible alors d’éclairer le présent. Cette « mémoire ouverte » n’entend évidemment pas revenir sur la spécificité du génocide des Juifs. Mais le fait que la Shoah reste un cas unique dans l’Histoire, constitue quand bien même une leçon pour l’humanité dont on aurait grand tort de ne pas se servir à titre d’exemple.
La résolution des Nations Unis à cette nouvelle Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste a pour but d’empêcher qu’un tel événement ne se reproduise. Une commémoration pour les victimes passées n’évitera pas, hélas, les crimes actuels, mais une « mémoire exemplaire » montrera à tous ces morts innocents, notre considération et notre dégoût. Cette cérémonie se doit de sortir de son cadre, et viser plus loin que la simple conservation d’une conscience nationale d’un évènement passé dramatique. On doit lui attribuer un rôle actif en considérant le temps dans son entièreté.
––––Lire également dans le HuffPost,