Le Banquet, n°31

1er janvier 2013

 

Auteur sans affiliation politique connue et soi-disant apolitique, Robert Faurisson professeur de français dans un collège à Vichy puis maître de conférences en littérature dans une université lyonnaise en 1974, se prétend chercheur spécialiste de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et se pose en découvreur compétent sur la technicité des chambres à gaz. Il est perçu par ses acolytes comme le chef du révisionnisme moderne. Qu’en est-il vraiment ? Dans les années soixante-dix, le qualificatif d’historien lui a été attribué, lui conférant une certaine crédibilité dont il jouit encore1. Qu’il soit désigné souvent dans la presse actuelle comme un « historien révisionniste »2 frôle l’insoutenable lorsqu’on l’entend révéler au monde « la bonne nouvelle », à savoir que les Juifs ne sont pas morts puisque les chambres à gaz sont impossibles techniquement et qu’Israël a profité de ce mensonge pour soutirer à l’Allemagne des aides financières.

Les révélations contenues dans l’ouvrage de Valérie Igounet sur Robert Faurisson rendent au personnage toute sa singularité, écartant ainsi l’ambiguïté qui régnait à son sujet3. Cette biographie est le second ouvrage de l’historienne qui avait déjà révélé ses qualités de spécialiste du sujet, Histoire du négationnisme en France retraçant l’évolution du négationnisme de ces soixante dernières années4. Avec ce livre, l’auteur expose à nouveau cette histoire mais en s’attachant cette fois à l’un de ses protagonistes. Pour l’écrire, et par souci de vérité, elle a rencontré des proches de Faurisson ou s’est entretenue par correspondance avec eux. Découpé en cinq chapitres qui recouvrent chacun une période de sa vie, l’ouvrage nous invite à suivre le parcours de Faurisson de son enfance jusqu’à aujourd’hui. Au fil de pages passionnantes, le lecteur découvrira avec effroi le monde d’un homme dont la folie s’est indubitablement emparée.

Les obstacles liés à l’élaboration d’un tel ouvrage sont de différents ordres. Le premier réside dans le fait que la consultation de documents relatifs à la vie d’un individu est soumise à une réglementation : les archives ne sont accessibles qu’après un délai de cinquante ans. Or les dérogations sollicitées par l’historienne lui ont été refusées. De ce fait, le travail de V. Igounet s’est effectué principalement à partir des archives publiques et nationales, d’archives privées et d’entretiens avec des personnes qui ont connu l’homme5. Le second est lié à la personnalité même du sujet choisi : écrire la biographie d’un personnage qui manie si bien la mise en scène et qui relève du pathologique est en effet un pari difficile. Sans entrer dans des détails de la vie de Faurisson qui auraient égaré le lecteur, V. Igounet s’est attachée, d’une part, à comprendre l’élaboration de sa pensée et, d’autre part, à arracher le masque de ce fabulateur, dévoilant ainsi au lecteur toute sa duplicité. Le résultat est éloquent. Nul doute, après lecture de cet ouvrage, que Faurisson est d’extrême droite, antisémite et instable psychologiquement. Grand falsificateur qui construit une histoire à travers le prisme de la haine, il apparaît également comme un provocateur égocentrique qui cherche à se mettre en avant dans les médias.

 

Dès son introduction, l’historienne est explicite sur l’évolution du négationnisme : « Le rapport à Israël est devenu central dans la thématique négationniste au XXIe siècle » (p. 16) avec comme fil conducteur inamovible dans l’idéologie : la haine des Juifs. V. Igounet observe ce changement indéniable dans la rhétorique négationniste : un ressentiment envers Israël qui dévie vers un antisionisme radical de par ses liens avec le régime iranien (p. 28).

Plus imposant à la fin des années soixante et soixante-dix, le discours antisioniste des négationnistes a engendré un double effet diachronique finement observé dans l’ouvrage. Dans un premier temps, ce discours, audible dans le contexte politique de l’époque, a d’abord permis de dissimuler l’antisémitisme encore mal perçu, de légitimer le négationnisme et de se rendre crédible auprès d’intellectuels. Pierre Vidal-Naquet décrit ainsi cette période : « (…) Le livre Vérité historique ou vérité politique ?6 était paru. On voyait Edgar Morin trembloter et se poser des questions. Le journal Libération de même. Vous aviez toute une intelligentsia qui était en train de basculer7. Ajoutons que cette déviance d’intellectuels s’observe au même moment dans plusieurs pays. En 1974, en Angleterre, Colin Wilson, l’un des romanciers les plus connus de sa génération, se dit déconcerté par les propos du négationniste Richard Harwood. En 1978, l’historien allemand Hellmut Diwald de l’université de Erlangen-Nuremberg publie un ouvrage où il émet des doutes sur la « solution finale »8. En 1979, Noam Chomsky, le célèbre linguiste américain, défenseur de la liberté d’expression, soutient Faurisson dans un « avis » qui constituera ultérieurement la préface de l’ouvrage du négationniste français9.

Trente ans plus tard, ce discours antisioniste plus que jamais d’actualité, permet d’amorcer un second virage : les négationnistes en perte de vitesse sont à la recherche d’un souffle nouveau ; ils y parviennent en s’acoquinant avec le dictateur iranien, qui annonce sans ambages que le génocide des Juifs est un « mythe judéo-sioniste ».

 

Faurisson, dans une triangulaire politique ?

 

Pour V. Igounet, nul doute n’est permis : Faurisson se range politiquement à l’extrême droite depuis son éveil à la conscience politique. Des camarades de classe décrivent un Faurisson, alors âgé de vingt ans, glorifiant l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie. Lors d’un entretien avec V. Igounet, celui-ci explique avoir lu le livre de l’intellectuel d’extrême droite Maurice Bardèche en 194810 et en avoir été convaincu ; il se rappelle avoir jugé injuste la condamnation à mort du milicien Pierre Gallet la même année. Ce procès l’a rendu fou, explique-t-il (p. 48). D’autres témoignages viennent conforter cet avis porté sur Faurisson : des propos racistes envers des élèves africaines alors qu’il enseigne au lycée à Vichy de 1958 à 1963 (p. 62), des conseils de lecture de Mein Kampf à ses meilleures élèves (ibid.).

Durant la guerre d’Algérie, des rapports de police montrent que Faurisson avait déjà des activités politiques d’extrême droite (p. 80), comme le prouve sa relation avec l’ancien collaborateur André Garnier. Néanmoins, tout au long de ces décennies, Faurisson gardera ces contacts semi-secrets, préférant les dissimuler « pour une construction de son avenir » (p. 89). Tandis que Faurisson continue à se déclarer apolitique, V. Igounet lui apporte un démenti fondé sur des faits concrets : Yvonne Schleiter, la sœur de Faurisson, sa plus fidèle collaboratrice, curieusement toujours restée dans l’ombre, se trouve être aussi la femme d’un homme engagé politiquement à l’extrême droite ; publié par une revue d’extrême droite Défense de l’Occident11, Faurisson est invité en septembre 1979 par le parti néo-nazi américain, National Alliance, à donner une conférence sur « l’inexistence des chambres à gaz »12. On le voit en outre dans un documentaire à une réunion de néo-fascistes européens13.

Dans les années soixante-dix, Faurisson est contre toute attente soutenu par des membres d’un groupuscule de l’ultra-gauche14. Sa rencontre avec Pierre Guillaume, militant de l’ultra-gauche, va être déterminante. Cette relation de plusieurs décennies entre les deux hommes se révèle passionnelle, parfois conflictuelle. P. Guillaume déclare qu’il est venu apporter son soutien à Faurisson soi-disant victime d’une véritable « chasse aux sorcières » à la fin des années soixante-dix et en proie à des pulsions suicidaires. Le sauveur révolutionnaire, P. Guillaume, en voit sa vie bouleversée à tel point qu’il va lui-même être interné à l’hôpital psychiatrique au début des années 2000 (p. 376). Les relations entre les différents militants d’ultra-gauche et la cause négationniste sont admirablement décrites dans le livre, bien qu’à mon sens, le rôle de Serge Thion, chercheur au CNRS, figure essentielle dans ce négationnisme intellectuel  libertaire, ait été trop peu approfondi.

Ethnologue et sociologue, S. Thion se fait connaître par ses travaux sur l’Afrique du Sud et sur les Khmers rouges. Reconnu comme militant tiers-mondiste, il fréquente la librairie de La Vieille Taupe dans les années soixante-dix et lit les ouvrages de Paul Rassinier15, un ancien déporté, résistant, libertaire qui met en doute les chambres à gaz dans les années soixante. Pendant l’affaire Faurisson, S. Thion prend la défense de l’universitaire et écrit un article, « Le comment du pourquoi », qui deviendra en 1980 l’introduction de son livre, Vérité historique ou vérité politique ?16. La défense de la liberté d’expression n’est pas la seule raison qui explique l’engagement du chercheur aux côtés de Faurisson. S. Thion utilise les arguments de P. Rassinier. Sur l’existence des chambres à gaz, l’auteur, se disant « incapable de décider17 », inaugure ainsi une nouvelle tendance que Pierre-André Taguieff qualifiera par la suite de « dubitationniste »18. Il estime que de nombreuses personnes s’interrogent, mais que les enjeux politiques et les conséquences que des réponses engendreraient empêchent de dévoiler au monde la vérité. Il s’en prend au mythe politique autour du génocide des Juifs et au tabou lorsque l’on parle des Juifs. Dans l’avant-propos de l’édition arabe de son livre, prévue pour 1982, d’un antisionisme plus virulent, il évoque la connivence d’un « lobby juif international »19. Cette haine contre Israël prédispose l’auteur à soutenir Faurisson. Dans Vérité historique ou vérité politique ?, avec toute la force que son titre de chercheur au CNRS lui procure, il évoque l’« école révisionniste », expression élogieuse qui ne décrit pas la réalité, mais offre à ce mouvement, simple rassemblement de négationnistes à l’échelle internationale, une reconnaissance officielle.

 

Une parenthèse s’impose ici afin de présenter quelques-uns des auteurs de cette prétendue « école ». Le négationnisme international prend forme en Europe à la fin des années soixante-dix avec les brochures de Thies Christophersen et R. Harwood.

Journaliste d’Allemagne fédérale et activiste néonazi, T. Christophersen a été pendant la guerre un SS technicien affecté au travail du caoutchouc au camp d’Auschwitz. Utilisant son expérience vécue pour faire une description idyllique du camp, il écrit en 1973 une brochure Die Auschwitz-Lüge20 dont la préface est signée par Manfred Roeder, avocat et militant néonazi, puis, dans une nouvelle édition en 1978, par Wilhelm Stäglich, ancien magistrat de Hambourg, néonazi qui publie également un ouvrage négationniste la même année21. En 1978, T. Christophersen est rejoint par un autre auteur allemand, Udo Walendy, politologue et activiste d’extrême droite, qui publie un ouvrage dans lequel il entend expliquer que les photos des camps ont été truquées22. À la même époque, en Angleterre, R. Harwood, écrit une brochure intitulée Did Six Million Really Die ? The Truth at Last, qui nie l’extermination des Juifs dans les camps nazis23. L’auteur y est présenté comme un « spécialiste des aspects politiques et diplomatiques de la Seconde Guerre mondiale » à l’Université de Londres alors qu’il y est en réalité inconnu. R. Harwood est en fait un pseudonyme, celui de Richard Verrall, activiste de l’organisation d’extrême droite The National Front.

De l’autre côté de l’Atlantique, un professeur d’ingénierie électronique à l’université Northwestern à Evansten, près de Chicago, Arthur Butz, publie en 1976 The Hoax of the Twentieth Century. Tandis que cet universitaire, lui aussi soi-disant apolitique, tente de démontrer tout le sérieux des « recherches » de sa « thèse » de 300 pages prouvant que « l’histoire de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale est une imposture de la propagande24 », il en profite pour critiquer les autres travaux sur le sujet25. Il peut néanmoins difficilement cacher le fait que son ouvrage possède quasiment le même titre que celui du nazi Alfred Rosenberg, Le Mythe du XXe siècle, écrit en 1930, lequel cherchait à réduire l’histoire à une lutte de races et à montrer la supériorité des Allemands sur les autres peuples26 ; il ne peut pas non plus nier qu’il est publié par la même maison d’édition que R. Harwood, puis en 1977 par la maison d’édition américaine The Noontide Press, filiale du Liberty Lobby, l’une des plus puissantes et fortunées organisations antisémites, racistes et anticommunistes aux États-Unis27.

Créé par Willis A. Carto en 1955, le Liberty Lobby s’est fait connaître en 1969 avec la publication du livre anonyme The Myth of the Six Million (David Hoggan, auteur confirmé)28 ; il sera la maison mère des premiers travaux négationnistes américains et financera la première organisation négationniste en 1979. C’est ainsi que va débuter aux États-Unis la liaison entre les négationnistes néo-nazis et les révisionnistes issus du libertarianisme. D. Hoggan, auteur du The Myth of the Six Million, est un historien, docteur de l’université Harvard. Son premier livre, d’abord édité en Allemagne par le néonazi Herbert Grabert29, avançait que la Pologne de connivence avec l’Angleterre était responsable de la Seconde Guerre mondiale, que l’Allemagne aurait été une innocente victime et que le début des hostilités avait été imposé à Hitler30. Ce premier ouvrage avait obtenu le soutien de Harry Barnes et du mouvement révisionniste de la Première Guerre et Seconde guerre mondiales.

Historien américain controversé, H. Barnes est le chef de file de ce mouvement. Issus du libertarianisme, doctrine anarchiste qui prône la liberté individuelle, les libertariens refusent le pouvoir arbitraire de l’État dans l’économie, approuvent une coopération volontaire entre les individus et les groupes dans la société, tout en acceptant le capitalisme, d’où leur appellation d’« anarcho-capitalistes ». Les libertariens s’opposent à une intrusion américaine dans les conflits étrangers et refusent une vision manichéenne de l’histoire, quelle qu’elle soit. C’est donc tout naturellement que ces historiens pacifistes et isolationnistes, issus de cette philosophie politique, critiquent les motivations du gouvernement pour justifier une intervention dans la guerre, révisent les origines des deux guerres mondiales, examinent les crimes des Alliés durant la guerre ou le procès de Nuremberg. Refusant à priori l’expression « méchants » Allemands contre « gentils » Alliés, ils tentent de démontrer que le Troisième Reich n’a jamais projeté ni voulu la guerre, tandis qu’ils dénoncent la responsabilité de pays comme l’ancienne Autriche-Hongrie, l’URSS, la France, ou l’Angleterre (cela varie selon les auteurs). Durant les années soixante, le mouvement révisionniste va voir plusieurs de ces historiens, dont D. Hoggan, H. Barnes31 et James J. Martin32, basculer vers le négationnisme, déviance qui accorde ainsi à ce dernier une légitimité. Si le mouvement libertarien n’est pas uniformément devenu négationniste33, il a néanmoins apporté sa pierre à l’édifice. D’ailleurs, de nos jours aux États-Unis, la mouvance libertarianiste, dont le politicien Ron Paul est le représentant le plus connu, continue à flirter avec le négationnisme. D’autres passerelles peuvent y être également observées entre les négationnistes, des LaRouchistes et des membres de Nation of Islam (NOI) du Révérant Farrakhan. L’activiste politique Lyndon LaRouche, chef de file du mouvement qui porte son nom, imagine des complots judéo-britanniques, manipulant les faits historiques avec les mêmes arguments que D. Hoggan34. En février 1985, A. Butz est invité à s’exprimer à une journée de Convention de NOI35. Dix ans plus tard, c’est au tour de L. LaRouche de participer à une conférence de NOI.

Il faut mentionner un dernier auteur, Austin J. App. D’origine allemande, celui-ci est un ardent défenseur du nazisme et l’un des premiers auteurs à tenir des propos négationnistes dans les années cinquante. En 1973 il diffuse son ouvrage The Six Million Swindle36 qui va contenir les huit axiomes qui seront la base de la charte de la Convention internationale de l’Institut pour la Révision de l’histoire (The Institute for Historical Review), organisée la première fois en 1979 à Northrop University à Los Angeles. Sous l’initiative de W. Carto, cette première « Convention internationale des révisionnistes » réunira tout ce petit monde négationniste. Aspirant à la respectabilité, elle émet une résolution qui demande au Congrès des États-Unis d’enquêter sur la question de la responsabilité de la guerre, sur le procès de Nuremberg et sur « la vérité des prétendus six millions de Juifs exterminés en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale37». Les intervenants au colloque sont les Dr. J. Martin, Dr. A. Butz, U. Walendy, Dr. Faurisson, Dr. A. App, Dr. Martin A. Larson, Louis FitzGibbon, John Bennett et Devin Garrity. Durant leurs discours, un hommage sera adressé à la mémoire de H. Barnes. Les négationnistes tentent ainsi d’appuyer leurs propos sur le libertarianisme afin de gagner une légitimité nécessaire pour leur combat idéologique, mais paradoxalement, et nous y reviendrons, sans dissimuler totalement leurs liens avec le néo-nazisme. Ce tour de passe-passe leur réussit puisque vingt ans plus tard, en 1998, la prétendue diversité politique de cette « nouvelle école de pensée » est mise en avant par un auteur libertarien anglais, David Botsford, dans la publication Libertarian Alliance38.

 

Le jugement que porte S. Thion sur les « érudits » de cette « école » est également assez tendancieux. Selon lui, ils ne font que dénoncer l’existence d’une propagande de guerre des Alliés, laquelle n’est pas particulière à la Seconde Guerre mondiale, affirme t-il, cet endoctrinement ayant également eu lieu en Algérie et au Cambodge durant les guerres. Quant à la « thèse » antisémite défendue dans leurs écrits négationnistes et qui met en avant une « propagande judéo-sioniste organisée par un complot juif », S. Thion résout posément le problème en avançant que ces auteurs sont hétéroclites. De cette manière, il occulte le fait qu’il existe un terrain idéologique commun entre les militants anarchistes et néo-nazis comme l’indiquent les propos tenus par la « Convention internationale des révisionnistes » à Los Angeles. De façon similaire, S. Thion n’hésite pas à rédiger une introduction élogieuse à l’égard de Faurisson en octobre 1979, nullement gêné que ce dernier ait donné une conférence dans une organisation néo-nazie américaine un mois plus tôt. L’appartenance politique n’a pas d’importance, explique-t-il, ce qui compte : c’est la vérité39. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, le chercheur du CNRS va graduellement évoluer vers le négationnisme et devenir la référence intellectuelle du négationnisme français : il demande à N. Chomsky, lui aussi libertaire, de publier un texte en faveur de Faurisson ; par ailleurs, il écrit un article dans les Annales d’histoire révisionniste en 198840. Dans son second ouvrage en 1993, qui prolonge la chronologie de « l’affaire Faurisson »41, il explique qu’il s’est laissé convaincre par le rapport Leuchter, du nom de son auteur Fred Leuchter, « spécialiste de la peine de mort par gaz aux États-Unis », appelé au Canada en 1988 au procès d’Ernst Zündel, négationniste néo-nazi42. Les réactions excessives contre Faurisson auraient été un événement déclencheur pour S. Thion. Il semble évident qu’un fond idéologique commun a permis ce soutien. Pourtant, les médias français sont restés silencieux sur cette alliance contre nature et il faudra attendre novembre 2000 pour que S. Thion soit révoqué du CNRS.

Dans sa définition, le libertarianisme contient une branche à l’extrême gauche que l’on nomme en France le libertarisme. Anarchistes-égalitaires, les libertaires défendent également la liberté individuelle, mais s’opposent à l’autorité de l’État et au libre marché. En France comme aux États-Unis, des membres des deux branches du libertarianisme vont se joindre à des mouvances d’extrême droite, néo-nazies et faire cause commune pour soutenir le négationnisme. Cette union entre ces extrêmes est finement analysée dans cette biographie mais V. Igounet la présente comme une spécificité française alors qu’elle a également eu lieu dans d’autres pays : aux États-Unis, on a pu assister à des rapprochements qui perdurent encore. Bradley Smith, auteur négationniste, est l’un des meilleurs exemples récents d’un libertarien qui entend défendre les négationnistes et qui souhaite organiser un débat public avec les deux « écoles historiques 43». En Italie, où des liens entre fascisme, bordiguisme, maoïsme et islamisme sont indéniables, le même phénomène est observé44.

Homme d’extrême droite, fortement lié à des auteurs d’ultra-gauche, R Faurisson était un cas intéressant à étudier dans la mesure où il peut révéler le mécanisme qui a permis à cette singulière tendance de s’installer. Les témoignages de collègues de Faurisson recueillis par V. Igounet font apparaître une caractéristique dominante : son ambivalence politique. Le soutien du gouvernement islamiste iranien dont il bénéficie aujourd’hui corrobore d’ailleurs ce fait. Faurisson semble davantage intéressé à prouver « l’inexistence des chambres à gaz » et à construire un scandale médiatique qu’à véhiculer une idéologie. Mais au-delà de la  versatilité ou de l’opportunisme politiques propres à l’homme, V. Igounet laisse penser qu’il existe une nouvelle tendance idéologique dans le négationnisme : une alliance antisioniste brun-rouge qui se rallie au vert (le rouge de l’extrême gauche, le brun de l’extrême droite et le vert de l’islamisme). Même si cette idée d’un rapprochement triangulaire est sujette à controverse de nos jours, cette alliance s’observe dans le négationnisme ; elle devient évidente avec la publication du livre de Roger Garaudy en 199545 et le procès de son auteur46. À l’aube du XXIe siècle, on la retrouve également chez l’essayiste Alain Soral et son organisation Égalité et Réconciliation, qui revendique un « nationalisme de gauche », proclame une admiration pour l’Islam, une adhésion au Front National et un soutien à « l’humoriste » Dieudonné, devenu depuis négationniste.

 

Les troubles de la personnalité de Faurisson

 

Sans tomber dans l’écueil de l’introspection psychologique de Faurisson, l’historienne réussit, grâce en partie aux divers témoignages recueillis, à démêler l’imbroglio qui entoure sa personnalité. Faurisson est perçu comme un homme de qualité, d’intelligence et de culture, un charmeur aussi, mais il est également obtus, incapable d’entendre quiconque a un avis différent du sien et manipulateur. Ses accès d’humeur dénotent en outre une nature colérique, voire un caractériel.

V. Igounet ne tentera pas de s’engager dans les méandres de l’esprit de Faurisson. Comme l’historienne l’affirme dans sa conclusion, son rôle diffère de celui du psychanalyste : « Il s’agissait avant tout de relater la vie d’un homme, à l’origine d’une doctrine politique émergeant dans un contexte historique précis » (p. 404). Avec ce livre, son objectif a été atteint ; mais au-delà de cette seule exigence, il apparaît que Faurisson présente des troubles de la personnalité, se traduisant notamment par des changements d’humeur fréquents, une irritabilité, des manifestations de crainte et d’hostilité, une difficulté à maîtriser ses impulsions, en somme tous les symptômes de Borderline personality disorder47.

Ces désordres psychologiques apparaissent également chez d’autres négationnistes. En s’appuyant sur des entretiens réalisés auprès de leurs familles dans un article web paru en 2009 sous la plume du journaliste américain Mark Oppenheimer, on apprend de la bouche même de son ex-compagne que B. Smith est également atteint de troubles de la personnalité, ne pouvant pas être « mis dans une situation de conflit ou de désarroi48 ». Robert S. Wistrich, directeur du Vidal Sassoon International Center for the Study of Antisemitism, qui a effectué également des entretiens avec des négationnistes49, estime toutefois que les qualitatifs développés par V. Igounet pour Faurisson ne se retrouvent pas nécessairement chez les autres auteurs négationnistes : « ils peuvent tous être des dingues, écrit-il, chacun d’entre eux a une sorte différente de folie50 ».

Aux troubles du comportement viennent s’ajouter chez les négationnistes un sentiment de persécution qui dénote des signes de paranoïa. Malgré la difficulté à diagnostiquer de façon stricte cette maladie, l’historien Jacques Kornberg observait déjà, dans un texte paru dans les années quatre-vingt-dix, que les discours d’A. Butz comportaient indubitablement des signes de paranoïa51. Pour comprendre l’imbrication qui existe entre le discours pamphlétaire et la paranoïa, on doit se référer à l’étude de Marc Angenot52. Se fondant sur un corpus de textes pamphlétaires, l’historien canadien remarque qu’une même démarche s’inscrit à l’origine : pour tous, il s’agit de dénoncer un mensonge et démontrer l’imposture qui se serait emparée du sens commun. Pareillement, les négationnistes estiment rétablir des évidences. Comme dans l’allégorie de Platon, les hommes sont, selon eux, enchaînés dans une « caverne » avec leurs illusions et refusent de faire l’effort nécessaire pour en sortir, pour retrouver lumière et vérité. Les négationnistes vivent ainsi avec le sentiment qu’il existe un complot, nommé par M. Angenot, la « paranoïa de la conspiration », se traduisant par des délires d’interprétation, l’amalgame des personnes, des phénomènes, la haine et la peur de l’autre. Avec les négationnistes, la conspiration perdure puisqu’on les empêche de s’expliquer. Selon eux, les lois en vigueur dans plusieurs pays leur interdisant de s’exprimer sont une preuve supplémentaire qu’ils ont raison53. Les négationnistes créent des situations où ils peuvent se poser en victimes, ils développent, ce que l’on peut nommer, le « syndrome de Galilée » : ce sont des révolutionnaires persécutés à qui l’on n’octroie pas la parole.

Ce raisonnement paranoïaque peut aussi être construit pour justifier la haine du Juif ; remarque qui nous amène à un autre point de la biographie de Faurisson, l’antisémitisme de l’universitaire, même si la judéophobie de Faurisson ne semble pas le facteur déclenchant.

 

Faurisson, antisémite

Comme le souligne l’auteure, Faurisson s’est toujours défendu d’être antisémite, soucieux de son image dans les médias. V. Igounet ramène cependant plusieurs preuves irréfutables de cet antisémitisme : d’abord l’admiration sans bornes que voue l’homme à l’écrivain antisémite Céline, lequel avait lui aussi adopté la cause négationniste avec, entre autres, les ouvrages de P. Rassinier (p. 137), puis les propos antisémites tenus par Faurisson, entré en furie après que son éditeur des années soixante eut refusé de publier son ouvrage parce qu’il contestait l’existence des chambres à gaz (p. 187).

 

En outre, le négationnisme de R Faurisson témoigne lui-même de son antisémitisme car en arguant qu’un mensonge a été créé de toutes pièces, il laisse entendre qu’il y a eu complot, conspiration évidemment fomentée par le monde juif et par ceux liés à l’Etat hébreu. Mais, cette « thèse » quoique éclatante à maints égards ne saurait constituer une preuve irréfutable de l’antisémitisme de son auteur. Faurisson saura en profiter lors de l’accusation portée à son encontre à la fin des années soixante-dix par des journalistes, ou au sein même de l’université dans laquelle il enseignait par des étudiants juifs outrés, décidés à boycotter ses cours à Lyon II. En effet, pour Claude Martin, directeur de l’UER de Lettres et civilisations, comme pour Maurice Bernadet, président de l’Université, un doute subsiste pour le moins et Faurisson ne peut être, selon eux, reconnu comme antisémite « au sens strict du terme54 ». Cette question largement débattue à l’époque, a opposé le milieu universitaire et les associations juives. Il serait d’ailleurs intéressant de comprendre pourquoi une telle dichotomie dans le discours a pu avoir lieu.

La rhétorique négationniste qui consiste à répandre un message pseudo-scientifique, partant de l’a priori que « puisque les chambres à gaz n’ont pas pu exister matériellement, le génocide est donc une invention », a été tolérée dans les sphères publiques de l’époque. Dans la conscience collective du moment, l’ampleur et les conséquences du discours négationniste n’ont pas été mesurées comme elles auraient dû l’être. C’est aussi dans ce contexte ambigu que le débat s’est concentré sur la singularité juive du génocide nazi. Ainsi, le quotidien Libération va prendre des positions particulières en ce premier moment médiatique de Faurisson. De la part du rédacteur en chef Serge July, Faurisson va ainsi bénéficier d’un soutien, non pour ses propos, mais au nom de la sacro-sainte liberté d’expression. S. July justifie ainsi sa position : il est important, écrit-il, que « les racismes s’expriment plutôt qu’ils ne se pratiquent », tout en concluant son discours par cette phrase : « et si Faurisson n’avait pas plus d’importance que cela ? »55. Pourtant, si Faurisson, caricature de l’antisémite, est utilisé comme prétexte par le quotidien, il reste que Libération confère au personnage une forme de notoriété dont celui-ci saura faire usage. À la même époque, on diffuse le téléfilm Holocauste, qui montre les Juifs comme principales victimes de la folie nazie et soulève deux débats, dont l’un porte sur l’unicité juive du génocide56. C’est dans ce contexte que Libération va permettre à P. Guillaume de s’exprimer, pour minimiser les meurtres commis envers les Juifs et nier la spécificité du génocide. « On a encore, hélas, décroché le pompon à Libération, écrira avec amertume un journaliste du même quotidien, Julien Brunn. On a publié un texte à propos d’Holocauste qui pue, qui transpire l’antisémitisme57 ».

Le contexte médiatique lors de la diffusion du téléfilm, le débat sur la singularité juive du génocide qui s’en est suivi, vont se mêler à cette ambiguïté ambiante vis-à-vis de la rhétorique faurissonienne et de son antisémitisme. Ces premiers moments de Faurisson dans l’espace public, bien que peu importants quantitativement, sont essentiels à observer, car ils posent les bases de la représentation du phénomène en France. L’universitaire apporte une légitimité au négationnisme, tandis que l’ultra-gauche en devient un élément essentiel et qu’elle va le rester. Néanmoins, il faut attendre « l’avis » de N. Chomsky sur le livre de Faurisson pour observer une prise de conscience collective de l’implication de l’ultra-gauche dans le phénomène.

 

Faurisson, falsificateur de l’histoire

Nous en venons à ce qui représente l’essentiel de cet ouvrage : prouver que Faurisson n’est pas un spécialiste des chambres à gaz mais un falsificateur de l’histoire. De façon méthodique V. Igounet recense chapitre après chapitre toutes les contradictions qui ont jeté un voile sur la véritable personnalité de  Faurisson. Attachant minutieusement ses pas à ceux de Faurisson, l’historienne parvient à renvoyer l’image fidèle d’un homme qui s’est évertué tout au long de son parcours à leurrer le monde.

Dès les années 1958-1963, alors que Faurisson enseigne au lycée de Vichy, il conteste l’authenticité du journal d’Anne Frank. Désormais R. Faurisson, qui s’est forgé une stratégie pour l’interprétation des textes littéraires, sorte d’hypercritique des documents l’incitant à rejeter de façon systématique leur authenticité et à démonter les mythes qu’ils ont suscités, entend appliquer cette « méthode » critique aux récits et témoignages suscités par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, sans les replacer dans leur contexte ou en les privant de tout lien entre eux.

L’une de ses premières « prises de conscience » survient à la lecture de P. Rassinier et à celle d’un article de Martin Broszat paru dans Die Zeit en 1960. Membre de l’Institut d’histoire contemporaine en Allemagne, M. Broszat distingue, dans cet article intitulé « Pas de gazage à Dachau », les camps de concentration des camps d’extermination58. Cette différenciation est reprise par P. Rassinier59, puis utilisée outrageusement par R. Harwood et Faurisson60. Les négationnistes trouvent là la preuve évidente que des témoins ont menti à propos des chambres à gaz de Dachau, et ipso facto à propos de celles d’Auschwitz.

À la fin des années soixante, Faurisson parle à des amis de sa découverte dans les archives d’Auschwitz, qui prouverait la non-existence des chambres à gaz, il ne montre pas de haine envers les Juifs, il se dit juste intéressé par la recherche (p. 119). En 1972, alors qu’il soutient sa thèse en littérature sur La bouffonnerie de Lautréamont, il s’attaque à un mythe littéraire. Une phrase formulée par lui lors de sa soutenance, évoquait déjà une autre prétendue mystification : les chambres à gaz. Enseignant à l’université de la Sorbonne, il répand ses idées négationnistes, ce qui commence à gêner sa hiérarchie ; il est alors subitement nommé à l’université de Lyon II en 1973. L’historienne mène l’enquête et s’interroge sur cette nomination controversée. Des rumeurs circulent ; la plus justifiée : les universitaires parisiens voulaient se séparer de Faurisson en l’envoyant à Lyon (p. 142). Des avis confidentiels sont ajoutés au dossier de sa candidature, mais ses propos négationnistes ne sont pas dénoncés. En 1974, il envoie ses premières lettres à des historiens, des déportés. Très courtois, il explique qu’il est à la recherche d’informations sur les chambres à gaz. S’appuyant largement sur des témoignages de collègues, étudiants de l’époque, V. Igounet nous livre une description complète de ses débuts négationnistes. Faurisson se voit refuser une promotion à l’université, il s’entête. Il écrit alors à M. Bernadet, son président, pour lui demander une révision et en profite pour expliquer sa conception de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. À ce moment-là, on comprend que Faurisson est persuadé de ses découvertes ; il s’est auto-convaincu. On se demande souvent si les négationnistes croient vraiment ce qu’ils affirment. En effet, tous ne sont pas convaincus de la même façon. Le journaliste allemand Michael Schmidt a filmé pendant deux ans des réunions néo-nazies, certaines avec des négationnistes. En 1991, il en sortira un documentaire, Wahrheit macht frei61. En se faisant passer pour un néo-nazi, le journaliste a réussi à interviewer T. Christophersen, qui montrera quant à lui, des signes d’hésitation dans ses propos62.

« Vous êtes accusé par certains collègues d’être fou, et non pas d’être nazi », déclare son président d’université à Faurisson (p. 161). Face à lui, V. Igounet nous renvoie l’image d’une administration qui se montre incapable de régler les difficultés provoquées par ce professeur. Abusant des procédures judiciaires, Faurisson qui ne supporte pas que ses exigences ne soient pas satisfaites, se pose en victime. À aucun moment, il ne lui vient à l’esprit de se remettre en question. En pratique, Faurisson ne gagne pas puisqu’il se voit refuser pendant cinq ans son avancement. Néanmoins, en 1976, l’université de Lyon reconnaît les « travaux de recherche » de Faurisson, puisque la question « Le Journal d’Anne Frank est il authentique ? » est inscrite officiellement dans le programme de son cours, où il mentionne le livre du négationniste universitaire A. Butz et la revue de R. Harwood, auteur anglais d’extrême droite.

Faurisson parvient à légitimer sa position dans la sphère publique. Spécialiste de la critique de texte, il promeut sa méthode d’analyse et il obtient un entretien aux Nouvelles littéraires. Il est clair que l’université aurait dû mettre un point final à ce cours, si les autorités avaient pris la peine de s’informer sur A. Butz et R. Harwood. Mais l’emploi outrancier du terme « révisionniste » par ces auteurs, la mise en avant de titres universitaires et de leurs prétendues « recherches objectives » leur ont permis de s’insérer dans l’espace public. Leur présence conférera à Faurisson un appui appréciable, justifiant désormais sa « thèse » par le fait que d’autres, « experts » en la matière partagent son point de vue. C’est ainsi que se crée le débat et, à ce stade, l’ambition de Faurisson est claire : il envisage de corriger et combler les lacunes de l’histoire officielle.

Les bases idéologiques du négationnisme étant posées dans les années soixante, il a suffi de les développer et de les propager, utilisant l’art de la rhétorique décrit par Aristote, faisant intervenir ethos, pathos et logos63. Afin d’obtenir une légitimité, l’orateur doit se rendre crédible auprès de son auditoire ; il doit acquérir sa confiance, faire montre de bons sens : il s’agit de l’ethos. Le logos représente la construction logique de l’argumentation et le pathos s’adresse aux sentiments de l’auditoire. Nombreux sont les négationnistes qui sont entrés dans cette rhétorique de légitimation, mais sans vraiment cacher toutefois leurs liens avec des mouvements extrémistes ; leurs propos si extrêmes ne permettent pas non plus aux lecteurs d’être dupes sur leur but véritable. Cette logique de légitimité paradoxale s’explique par le fait qu’elle crée un meilleur scandale dans la sphère publique : les paradoxes plaisent aux médias, conférant aux négationnistes un regain de publicité.

 

En 1976, Faurisson se rend aux archives du musée d’Auschwitz avec une idée déjà tout faite, écartant l’idée d’examiner la totalité des documents conservés (p. 171-173). En août 1977, il publie dans Historia un article sur les prétendues incohérences techniques des chambres à gaz, publication qui va lui donner un semblant de scientificité64. Une question s’impose : comment un magazine d’histoire a-t-il pu publier un tel article ?

Durant ce même été, Faurisson rencontre à Paris A. Butz. Il vient de faire ses « découvertes » dans les archives d’Auschwitz ; il est ravi et sûr de lui. Cette rencontre, que l’ouvrage n’évoque pas, est importante pour les deux hommes, d’une part parce que Faurisson voue une grande admiration à l’universitaire américain et d’autre part, parce que tous deux, dans un souci de légitimation cherchent à montrer le sérieux de leurs découvertes65. Professeur, A. Butz s’est lui aussi retrouvé dans une controverse universitaire à la sortie de son livre. L’itinéraire commun emprunté par les deux hommes et les problèmes identiques qu’ils ont eux-mêmes engendrés ont certainement favorisé une amitié durable.

Durant l’année 1978, l’université de Lyon II a connaissance des travaux de Faurisson. Un texte du négationniste dans la revue d’extrême droite, Défense de l’Occident, ébranle66 ; la caution scientifique de l’université choque les survivants et dérange des universitaires. L’historienne décortique et démonte sa méthode : décontextualisation, hypercriticisme et occultation (p. 192). L’affaire Faurisson débute en 1978 ; V. Igounet nous en révèle les dessous. Faurisson se voit dans l’impossibilité de faire cours, de nombreuses manifestations ont lieu. L’administration universitaire suggère alors que Faurisson enseigne à distance, quoique restant toujours rattaché à l’université, situation en fait rêvée pour lui, explique l’historienne, puisqu’il pourra désormais consacrer « son salaire et son temps libre [à] la cause négationniste ». Il faudra attendre l’année 1984 pour que le président lui interdise l’utilisation de l’en-tête universitaire dans ses correspondances privées. Après ce « tour de passe-passe extraordinaire » (p. 233), Faurisson se fait connaître dans les médias français et arabes, diabolise Israël tout en continuant à nier être antisémite (p. 250-253). Ne pouvant plus accéder à la plupart des archives, Faurisson rencontre Jean-Claude Pressac, hasard déterminant pour l’universitaire qui va le solliciter pour ses recherches. L’historienne nous retrace avec précision l’itinéraire de ce pharmacien d’extrême droite, éduqué dans des écoles militaires, séduit par le sujet et qui se met au service de Faurisson tout en adhérant à la cause négationniste. Quelques années plus tard, J-C. Pressac reviendra pourtant sur ses avis et, rendu conscient de son erreur par l’examen attentif des archives, deviendra en France un spécialiste en la matière67.

Dans les années quatre-vingt, Faurisson gagne en respectabilité dans les médias : en 1987, on le qualifie d’historien à la télévision française, tandis que ses liens avec des néo-nazis sont de plus en plus évidents (p. 318). Lors de la guerre du Golfe de 1990-1991, les négationnistes à l’offensive opèrent une manœuvre de rapprochement avec le monde arabo-musulman. Une amitié entre Faurisson et le négationniste suédois d’origine marocaine  Ahmed Rami se crée (p. 321). Le travail de P. Guillaume en faveur de la cause négationniste avance indépendamment de Faurisson et le négationniste révolutionnaire met en avant R. Garaudy, qui réalise une tournée triomphale dans le monde arabe à l’été 1996 grâce à un ouvrage dont le titre même résume l’idéologie : Les mythes fondateurs de la politique israélienne68. Faurisson se sent délaissé. L’historienne nous apprend les difficiles relations entre R. Garaudy et Faurisson et comment P. Guillaume a réussi à gagner Faurisson à la nouvelle cause négationniste (p. 343).

Le dernier chapitre du livre de V. Igounet analyse le négationnisme au début du XXIe siècle et son succès dans les pays arabes. Tandis que R. Garaudy est perçu comme le nouveau héraut de la cause arabe et palestinienne, le président iranien émet un premier communiqué officiel en sa faveur en 1998. L’historienne est très lucide sur les relations entre les deux auteurs : Garaudy est plus âgé que Faurisson, il a des difficultés à se déplacer. Faurisson reprend alors le « flambeau allumé dans le monde arabe » et que R. Garaudy lui avait volé (p.344). Le négationnisme, une fois Faurisson parvenu à sa tête, se laisse accaparer par le régime iranien dans son combat contre Israël et contre les Juifs, pour aboutir en janvier 2006 à une conférence internationale et à la création d’un comité de recherche sur l’holocauste en Iran. V. Igounet a enquêté sur Dieudonné et ses acolytes, elle a montré comment ces derniers vont se joindre à la cause négationniste et entretenir des relations étroites avec Faurisson. Les négationnistes de la première heure se retrouvent en Iran et « l’heure de gloire » de Faurisson sonne enfin. Le négationnisme s’est désormais transformé en une nébuleuse où l’obscur universitaire français est instrumentalisé avec son consentement.

 

Dans cette biographie, qui s’insère dans la lignée de travaux français sur les négationnistes69, V. Igounet inaugure une analyse tournée vers le monde arabe qui montre une cohérence idéologique entre les différents courants70. Des photos montrant les négationnistes tous réunis à la conférence internationale en Iran en 2006, ou encore Faurisson en Iran en février 2012, alors que M. Ahmadinejad ouvre le trentième festival international du film de Téhéran, illustrent entre autres l’étroitesse des relations ainsi nouées.

La gloire donc pour R Faurisson ? Si l’on considère l’appui et le soutien financier obtenus en s’alliant à l’Iran, on peut avec V. Igounet accorder au ténébreux personnage sa victoire. Il semble néanmoins que ce succès sera de courte durée car le pacte conclu avec l’Iran prive le « chercheur » de son indépendance et fait dépendre l’avenir du négationnisme de celui de la République iranienne. La « bonne nouvelle », pour reprendre ironiquement les termes de  Faurisson, laisse prévoir un retour de bâton : la publication dans la New York Review of Books en février 2007 d’une lettre de protestation, signée par plus de 100 intellectuels iraniens vivant hors de l’Iran et indignés par le négationnisme étatique adopté par leur gouvernement, en est déjà un avant-goût71.

Il reste toutefois que Faurisson a réussi à convaincre une frange de la population. Pour V. Igounet, Faurisson, figure incontournable du négationnisme contemporain, est en passe de devenir ce qu’il a toujours souhaité le plus ardemment : « le maître à penser du révisionnisme mondial » (p. 253). Que Faurisson, « dont les amitiés à l’extrême droite étaient peu visibles, [ait] pu, en sa qualité de chargé de cours dans une université, faire croire qu’il [n’était pas le maître d’œuvre] d’une entreprise idéologique » représente-t-il une originalité française72 ?

De nombreux auteurs négationnistes étrangers ont fait état de leurs titres et de leurs « recherches » pour légitimer le négationnisme dans chaque pays. À l’instar de Faurisson qui va adopter comme père spirituel P. Rassinier, A. Butz deviendra la référence négationniste aux États-Unis, prenant comme père adoptif l’historien révisionniste H. Barnes.

 

En Allemagne, les auteurs négationnistes ont largement inspiré le négationnisme international et ont semé le doute dans leur pays, de par leurs qualités professionnelles, leurs procès médiatisés. En 1973, une crédibilité va être accordée aux propos de T. Christophersen et à sa brochure Die Auschwitz-Lüge, car il s’agit dans l’esprit de nombreux Allemands du « rapport spontané » d’un témoin des camps, d’un soldat. La description qu’il fait du camp d’Auschwitz comme d’un camp de travail entend le rapporter à « l’horreur normale de la guerre » et déculpabiliser tous les soldats allemands. Ce pamphlet apporte d’une certaine façon un soulagement, et c’est pourquoi il ne va pas susciter une complète désapprobation dans l’opinion publique ou dans les médias. T. Christophersen ne se retrouvera donc pas devant un tribunal, contrairement à son préfacier, M. Roeder.

Il faut également évoquer David Irving, journaliste, écrivain, historien anglais. Dans les années soixante, il exprime son intérêt pour la Seconde Guerre mondiale avec la publication de plusieurs livres sur le sujet73. En 1977, considéré alors comme l’un des meilleurs spécialistes du IIIe Reich, par son livre Hitler’s War il entend démontrer que Hitler était un dirigeant faible, qu’il n’a jamais ordonné ni eu connaissance d’aucune politique génocidaire. À la suite du rapport de F. Leuchter, D. Irving s’engage à annuler toute référence à l’Holocauste dans la nouvelle édition de Hitler’s War74 et s’affirme ouvertement proche de l’IHR (Institute for Historical Review). Le procès de D. Irving contre l’historienne américaine D. Lipstadt, l’un des plus médiatisés de ces dernières années (1996-2000), permettra de faire reconnaître celui-ci comme falsificateur, raciste et antisémite, tout en attirant l’attention sur un auteur d’une importance majeure dans cette nébuleuse.

Enfin, en Amérique, la Toile qui n’est pas soumise aux mêmes lois qu’en Europe, permet à une jeune génération de négationnistes de s’infiltrer facilement et de semer le trouble auprès de la population jeune ou moins jeune. Créé en 2008, l’un des sites les plus actifs, holocaustdenialvideos.com montre des images tournées à l’intérieur du camp d’Auschwitz pour expliquer de manière très pédagogique comment l’extermination dans les chambres à gaz n’a pas été possible. Ce site négationniste, fréquenté par environ 300 visiteurs chaque mois, sans être important, n’est pas négligeable. Citons aussi le film d’Eric Hunt, The Last Days of the Big Lie, qui réfute point par point les témoignages des survivants du dernier film de Steven Spielberg75. Le film, réalisé avec talent, connaît un large succès sur Youtube avec plus de 51 000 visites pour la première partie depuis mai 2011. Le négationnisme américain grandit sur Internet tandis qu’en Europe des lois l’empêchent au contraire de progresser. Le site négationniste français L’Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerres et d’Holocaustes (AAARGH), créé en octobre 1996, dont on attribue la paternité à S. Thion et P. Guillaume, est maintenant basé aux Etats-Unis ; il est toujours actif et diffuse également de nombreuses vidéos. Actuellement, les réseaux sociaux abreuvent les internautes de commentaires où l’idée perverse qu’il est essentiel d’avoir un débat entre deux « écoles historiques » fait encore des dégâts. Vendu sur Amazon, un livre récent d’un soi-disant universitaire, Thomas Dalton (Ph.D.), est l’un des exemples les plus récents de cette volonté d’une « discussion entre historiens ». Avec un titre ambigu, Debating the Holocaust: A New Look At Both Sides (Débattre sur l’Holocauste : un nouveau regard sur les thèses en présence), la maison d’édition cherche à cacher le fait qu’elle est dirigée par Germar Rudolf, négationniste néo-nazi allemand76.

 

À l’heure où les témoins du génocide disparaissent, et malgré les lois européennes en vigueur, le négationnisme à l’échelle internationale sévit donc toujours et représente un danger manifeste, en particulier auprès des jeunes générations. Ainsi voit-on actuellement des professeurs de collèges et de lycées faire face à des propos négationnistes tenus par des élèves. Malgré les évidences historiques qui leur sont opposées, ces adolescents nourris à l’informatique et malheureusement pétris des idées navrantes que véhicule Internet se retranchent sur leur néfaste position77. Sans pouvoir prétendre à une gloire absolue, pour reprendre le terme employé par V. Igounet, Faurisson et les négationnistes réussissent à exister partout dans le monde.

––––Lire également sur Le Banquet, n°31 et sur Conspiracy Watch.

 

Résumés

Depuis quelques décennies, le négationnisme a tenté de s’imposer dans l’espace public français comme une mise en question légitime de la doxa sur l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. La biographie de R. Faurisson écrite par l’historienne V. Igounet représente un coup d’arrêt magistral à cette entreprise : nul doute désormais que R. Faurisson, maître à penser français du négationnisme, est d’extrême droite, antisémite, instable psychologiquement, et un grand falsificateur construisant une histoire à travers le prisme de la haine. S. Courouble Share, ancienne élève de P. Vidal-Naquet, rend compte ici de cet ouvrage, tout en plaçant le phénomène dans une perspective internationale.

 

During the past few decades, there have been attempts to establish Holocaust Denial in the French public sphere as a legitimate way to bring back into question the extermination of the Jews throughout World War II. Historian V. Igounet’s biography of R. Faurisson represents a masterful stop to this undertaking: no longer will anyone doubt that R. Faurisson, the intellectual guide of French Holocaust Denial, is a psychologically unstable, anti-Semitic, right-wing extremist who falsifies history through the prism of hatred. S. Courouble Share, former student of P. Vidal-Naquet, herein reviews the book while placing the phenomenon in an international perspective.