11 décembre 2024

Publié initialement dans le supplément historique du quotidien polonais Gazeta Wyborcza (20-21 avril 2024) et republié sur le site K. – La Revue (version française / version anglaise), l’article d’Elżbieta Janicka est particulièrement intéressant. Il s’inscrit dans un débat crucial sur la manière dont certaines institutions polonaises produisent une contre-histoire de la Shoah. L’auteure met en lumière le rôle de l’Institut de la Solidarité et du Courage Witold Pilecki, créé en 2017, et de l’Institut de la Mémoire Nationale, dans la promotion d’une narration alternative de l’histoire, notamment autour du site de Treblinka. Elle montre comment des pratiques telles que la distorsion des faits et l’occultation des responsabilités locales contribuent à renforcer une vision tronquée de l’histoire.

Parmi les nombreux aspects marquants de l’article, l’un d’eux est ce que l’auteure nomme « le marché de la mort », un système d’échange d’argent contre de l’eau imposé par des Polonais aux Juifs dans les trains à la gare de Treblinka, avant que ces derniers ne soient conduits au centre de mise à mort. Ce phénomène, qui met en lumière la participation active de certains Polonais à l’exploitation des Juifs durant la Shoah, est aujourd’hui largement occulté par le récit historique promu par le gouvernement polonais actuel. E. Janicka montre comment cette stratégie d’occultation vise à minimiser les responsabilités locales et à détourner l’attention des faits dérangeants, illustrant ainsi la difficulté persistante de confronter certains aspects de l’histoire nationale.

E. Janicka explore également le massacre de Jedwabne, un crime paradigmatique qui incarne ce qu’elle appelle « le mensonge de Jedwabne », en référence au négationnisme polonais. Le 10 juillet 1941, tous les Juifs de Jedwabne furent torturés par leurs voisins polonais avant d’être brûlés vifs dans une grange. Ce massacre, longtemps occulté ou attribué aux seuls Allemands, est devenu un symbole du facteur polonais dans la Shoah.

Cependant, quelques remarques s’imposent sur l’analyse de l’auteure concernant le négationnisme. Elle affirme :

« Le négationnisme de la Shoah, au sens où on l’entend à l’ouest de l’Europe, n’existe pas en Pologne. »

Cette affirmation n’est pas totalement exacte. Des négationnistes de la Shoah ont existé et existent encore en Pologne, comme le montre le cas de Dariusz Ratajczak (1962-2010), un universitaire polonais au centre de la première affaire publique de négationnisme dans le pays. En 1999, il a publié un livre intitulé Dangerous Topics (Tematy Niebezpieczne), dans lequel il niait la Shoah et citait des sources négationnistes.

Par ailleurs, l’auteure semble méconnaître la rhétorique des négationnistes au niveau international. Elle écrit :

« Le négationnisme à la polonaise consiste non seulement à nier des faits, mais aussi à créer des « faits alternatifs », parfois de toutes pièces. »

Cette observation, bien qu’intéressante, n’est pas spécifique à la Pologne: la création de faits alternatifs est une stratégie couramment employée par les négationnistes à travers le monde. La distinction entre négationnisme et distorsion historique est essentielle : contrairement à une idée répandue, les négationnistes ne se contentent pas de nier la Shoah, mais élaborent également des récits alternatifs et manipulent l’histoire. Ceux qui se limitent à des interprétations biaisées sans franchir le seuil du déni relèvent davantage de la distorsion historique que du négationnisme à proprement parler.

Je vous invite à consulter mes travaux – livres, articles et vidéos – où je développe ces deux concepts, et un article approfondissant ces thématiques sera publié dans la Revue d’Histoire de la Shoah en mars 2025.

Enfin, bien que l’auteure émette des critiques sévères à l’encontre du directeur de Treblinka, Edward Kopówka, et de la gestion du site, critiques que je n’aurais personnellement pas poussées aussi loin tout en reconnaissant ma connaissance limitée des enjeux polonais, il reste néanmoins essentiel de regarder l’histoire en face, ce que le gouvernement polonais actuel ne semble pas encore prêt à faire pleinement.

L’article de Elżbieta Janicka en français  et en anglais.