9 mai 2025

Quand l’IA réécrit la Shoah : entre falsification automatisée et aveuglement numérique

L’intelligence artificielle est un outil puissant d’écriture, mais l’imagination des antisémites est sans limite. Certains s’en emparent pour manipuler la mémoire collective.
Récemment, Amazon a dû retirer plusieurs ouvrages générés par IA, présentés comme des témoignages de survivants de la Shoah. L’un d’eux usurpait l’histoire de Renee Salt, survivante d’Auschwitz-Birkenau âgée aujourd’hui de 95 ans, en reprenant une trame similaire sous un autre titre — From Darkness to Light — et un faux nom d’auteur, créant volontairement la confusion.

L’ouvrage de Renee Salt, A Mother’s Promise: My true story of surviving Auschwitz and the horrors of the Holocaust, Seven Dials, 7 février 2025.

 

Renee Salt a été déportée à 15 ans avec ses parents. Elle a survécu aux camps, à la marche de la mort et à la perte de ses proches. Dans son véritable livre, A Mother’s Promise: My True Story of Surviving Auschwitz and the Horrors of the Holocaust (Seven Dials, 7 février 2025), elle livre un témoignage poignant sur la déshumanisation, la survie, et l’amour d’une mère. Son récit est une ressource précieuse pour la transmission de la mémoire de la Shoah. Que ce témoignage ait été ainsi parasité par des contenus artificiels, diffusés à des fins commerciales ou idéologiques troubles, montre combien la mémoire historique est aujourd’hui menacée — même dans ses formes les plus intimes et sincères.

 

 

 

 

 

 

Le plagiat de « Penny Pincher » est toujours sur Amazon Singapore.

Un mois à peine après la sortie de l’ouvrage authentique de Renee Salt, une version falsifiée apparaît en ligne et se retrouve mise en vente sur plusieurs plateformes de commerce électronique. Intitulé From Darkness to Light: The Remarkable Journey of Holocaust Survivor Renee Salt, ce faux témoignage est publié par une prétendue maison d’édition indépendante, et signé de pseudonymes aux connotations ouvertement antisémites.

Le premier nom d’auteur utilisé, Penny Pincher, renvoie en anglais à l’expression désignant quelqu’un d’obsédé par l’argent — une allusion stéréotypée et insultante. Le second, Jude Williams, utilise le mot Jude, qui signifie « Juif » en allemand, et qui fut notamment utilisé par les nazis sur les badges jaunes imposés aux Juifs. Ces choix ne sont pas anodins : ils participent d’une entreprise délibérée de brouillage mémoriel et d’antisémitisme masqué.

Ronald J. Diller, From Darkness to Light Testimonies of Six Holocaust Survivors, Academic Studies Press, 2020.

 

La couverture et le titre du faux livre ne sont pas seulement trompeurs : ils reprennent délibérément ceux d’un autre ouvrage authentique consacré à la Shoah. From Darkness to Light: Testimonies of Six Holocaust Survivors, publié en 2020 par Ronald J. Diller chez Academic Studies Press, est une collection de six récits courts de survivants juifs âgés vivant en Israël. Ces témoignages, sobres et puissants, rendent compte de l’expérience concentrationnaire à travers des voix individuelles, souvent méconnues, mais essentielles à la compréhension de l’histoire.

 

En détournant ce titre et en en imitant les codes visuels, les auteurs du faux livre cherchent à brouiller les pistes, à semer la confusion chez le lecteur, voire à discréditer les récits des survivants eux-mêmes. Cette stratégie perverse, rendue possible par les outils d’IA générative, montre à quel point la falsification de la mémoire passe désormais par des procédés sophistiqués — qui échappent aux contrôles classiques des plateformes de publication.

Face à la pression publique, Amazon a déclaré avoir retiré les faux ouvrages. Pourtant, ces contenus restent accessibles sur certaines plateformes. Leur diffusion continue révèle les failles des systèmes de modération et la facilité avec laquelle des contenus falsifiés peuvent contourner les filtres automatisés.

Cette situation est alarmante. Elle démontre à quel point l’intelligence artificielle, lorsqu’elle est utilisée sans encadrement éthique, peut devenir un outil de falsification historique. Dans le cas présent, c’est la Shoah elle-même — mémoire vive et vulnérable — qui devient la cible d’une manipulation automatisée, déshumanisée, dangereusement banalisée.

Un rapport publié en 2024 par l’UNESCO, AI and the Holocaust: rewriting history? The impact of artificial intelligence on understanding the Holocaust, soulignait déjà les dérives possibles de l’IA générative : création de faux récits, diffusion de contenus trompeurs, brouillage des repères historiques. L’organisation y appelait à l’élaboration urgente de normes internationales pour garantir une utilisation responsable des technologies face à des enjeux de mémoire aussi sensibles. Ces constats rejoignent ceux développés dans l’un de mes articles publiés sur Conspiracy Watch en 2024, qui appelait à la mise en place d’une instance de régulation éthique internationale.

Les questions sont désormais inévitables : comment de tels livres ont-ils pu être validés, hébergés, vendus ? Où sont les garde-fous ? Il est essentiel de mettre en place une régulation internationale de l’IA, d’instaurer une responsabilité éditoriale claire pour les plateformes, et de promouvoir une coopération étroite entre développeurs, historiens et institutions mémorielles. La protection des faits historiques — et notamment de la mémoire de la Shoah — ne peut être laissée aux seules logiques de marché.

Karen Pollock, directrice du Holocaust Educational Trust, a parfaitement résumé la gravité de la situation : « C’est une forme insidieuse de négationnisme. » Quant à Renee Salt, elle s’est dite bouleversée par ce vol de mémoire. Elle qui témoigne depuis des années dans les écoles voit son histoire manipulée, réécrite, commercialisée — sans son accord.

Cette falsification n’est pas un incident isolé. Elle montre comment l’IA, entre de mauvaises mains, devient un vecteur de déformation historique, et comment l’absence de vigilance éditoriale contribue à la banalisation de la haine. Il appartient désormais aux plateformes, aux éditeurs, aux gouvernements et aux acteurs de la mémoire de réagir — collectivement, sans délai.